Le présent article sera consacré au Kendo : art de l’escrime au sabre. Nous essayerons surtout, comme nous l’avons fait précédemment pour le Judo, de faire ressortir le contexte historique qui conditionne le caractère particulier de cet art.
Tous les arts japonais, du théâtre Noh à l’arrangement floral, participent d’un même esprit. Nous espérons donc qu’aussi bien le lecteur qui s’intéresse au Judo que celui qui s’intéresse au théâtre pourront tirer quelques enseignements de cet article sur le Kendo : des règles fondamentales de l’école Jikishinkage-ryu par exemple.
Art de tuer et Art de vivre
Le Kendo est un assaut au sabre, aujourd’hui effectué à l’aide de faux sabres de bois. Il comporte un certain nombre de Kata, ensemble de mouvements d’attaque et de défense exécutés dans un ordre déterminé, par un seul combattant muni d’une lame réelle.
A l’origine, le Kendo était un entraînement en vue du combat, suivi par les samouraïs. L’histoire du Kendo étant liée à celle du sabre, nous donnerons d’abord un aperçu de cette dernière.
Le sabre était déjà utilisé à l’époque de Yayoi (IIème siècle avant Jésus Christ); les sabres de cette époque étaient droits, faits de cuivre. La célèbre chronique historique Nihon-Shoki, rédigée vers le VIIIème siècle , nous révèle l’existence d’un art de l’escrime au temps de l’Empereur Sujin vers le IIIème siècle. Par la suite, les sabres de cuivre furent remplacés par des sabres de fer, sont quelques exemplaires peuvent être trouvés de nos jours, dans les vieux temples shintoïstes. Il semble qu’à ces époques lointaines le sabre ait revêtu un caractère sacré ; il était alors considéré comme « ayant une âme ». Signalons que les attributs du trône impérial sont la pierre précieuse, le miroir de bronze et l’épée. Nous ne connaissons rien des techniques de maniement d’armes utilisées en ces temps anciens.
Au VIIIème siècle, à l ‘époque de Heian, les Japonais pratiquaient une escrime déjà savante, importée de Chine avec l’ensemble de la culture chinoise. Pourtant alors qu’à cette époque le Yumi (tir à l’arc) et le Sumo (lutte japonaise) jouissaient de la faveur des classes aristocratiques, le sabre restait un parent pauvre. Deux raisons au moins expliquaient ce fait : d’une part, le Sumo et le tir à l’arc permettaient l’organisation de tournois spectaculaires, revêtus d’un caractère cérémonial fort apprécié de l’aristocratie, d’autre part, les guerres à cette époque se déroulaient en batailles rangées; aussi l’arc efficace et meurtrier dans ce genre de bataille jouissait-il d’un plus grand prestige que le sabre, qui ne permettait que le corps à corps. Ce n’est qu’à partir de la fin de l’époque de Heian, qui marque l’avènement de la classe des samouraïs, que le sabre commença à prendre une place d’honneur. Finalement à l’époque de Muromachi après les guerres civiles du XVème siècle, le maniement du sabre devint ce qu’il est convenu d’appeler un art, et plus, un moyen de développement spirituel.
L’engouement pour l’art du sabre aux environs du XVIème siècle trouve en partie son explication dans les possibilités de promotion sociale offerte par la voie des armes.
Il n’y avait en effet d’autres possibilités pour un homme ambitieux de s’élever d’une classe inférieure au plus rang de la société que de devenir samouraï et de faire preuve de son courage et de ses capacités sur les champs de bataille, au service d’un maître puissant.
Dès le XVIème siècle, trois grandes écoles existaient déjà au Japon, Shinto-ryu, Shinkage-ryu et Chujo-ryu. Pour ces samouraïs qui devaient chaque jour envisager la mort, le combat au sabre s’éleva du rang de simple discipline martiale à celui de voie spirituelle, au même titre que le Chanoyu ( cérémonie du thé ) et que l’Ikebana ( art des fleurs ) ou que le Noh. Il appartient au génie japonais, d’avoir su imprégner de simples techniques ,ou même un art comme le Noh, d’un caractère spirituel ; au point d’en faire des voies vers la « réalisation de soi ».
En d’autres termes, le Kendo devint un moyen d’accéder aux plus hautes expériences de l’esprit. Nous n’aurons pour en témoigner qu’à donner ici les règles fondamentales de l’école Jikishingkage-ryu.
« Celui qui s’entraîne doit unifier son cœur, son action et son arme. Il doit d’autre part unifier son cœur, son corps et sa respiration.
Il y a quatre formes fondamentales dans notre enseignement. Ces formes sont comparables aux quatre saisons : le printemps, l’été, l’automne et l’hiver. Durant l’entraînement ont doit agir comme si l’on « sentait » les vicissitudes des saisons autour de soi. Le maniement du sabre, comme les déplacements du combattant, doivent se conformer au mouvement circulaire. On trace d’abord un demi cercle au-dessus de sa tête, puis un second cercle vers le bas. Demi cercle plus demi cercle achèvent le cercle parfait. Tous les gestes, tous les mouvements, seront accompagnés d’expiration (Ah) et d’inspiration (Oun).
Première forme : l’action sera conforme à celle de l’objet (l’adversaire), sans initiative personnelle, on se sentira libre et léger comme un jour de printemps.
Deuxième forme : l’action précèdera celle de l’objet, furieuse comme les torrides du soleil d’été qui brûle toutes choses.
Troisième forme : l’action sera menée sans hésitation, dans toutes les directions, à droite, à gauche, subtile comme les changements infinis de l’automne.
Quatrième forme : l’action sera conduite silencieusement, semblable à la vie de la plante dont les feuilles sont déjà tombées, retirées dans les racines, et qui attends le printemps, au fond de la terre. En travaillant ces quatre formes, on pourra arriver à comprendre l’intervalle entre le temps précédent et le temps à venir, à comprendre l’espace entre « soi » et autrui. Rejetant les mauvaises habitudes du cœur et du corps accumulées depuis la naissance, on pourra un jour retrouver l’attitude et le cœur naïf et spontanés. Surveillez la respiration et l’allure, maintenez le silence du cœur et cultivez votre esprit ardemment. ».
On peut voir par ce texte dans quelle mesure le Kendo s’éloigne d’un simple art du combat. Si l’on sait qu’outre cet enseignement écrit, les disciples bénéficiaient d’une tradition orale transmise directement pat le maître, on comprendra que le Kendo puisse être baptisé d’étude du « Zen debout » par opposition à l’étude du « Zen assis » de la méditation. Cependant au cours des périodes qui suivirent, le Kendo devait s’éloigner de son véritable esprit. Vers l’époque d’Edo, au XVIIIème siècle, l’ensemble de la société japonaise se figea dans un système de classe rigide : classe des samouraïs, des paysans, des commerçants. Seuls les samouraïs furent autorisés à porter le sabre et à pratiquer l’escrime. Le Kendo devint ainsi l’apanage d’une caste sociale privilégiée. Les traditions dégénéraient : la coutume, qui voulait qu’au maître disparu succéda le meilleur de ses disciples, fut remplacées par l’habitude de transmettre héréditairement la charge de maître. On put voir ainsi des maîtres sans valeur autre que celle d’être les fils de leur père. Il y eût cependant des hommes qui refusèrent ce nouvel état de fait, dont le plus célèbre fut certainement Musashi Miyamoto, élève du grand maître et philosophe Takuan.
A cette époque, le féodalisme régnant sans conteste, le sabre était devenu plutôt qu’une arme de combat l’indice d’un rang social. Les samouraïs portaient deux sabres, un long et un court ; ce dernier, simple accessoire de parade. Musashi Miyamoto, s’attaque à libérer le Kendo d’un formalisme qu’avait perdu sa vitalité spirituelle pour devenir une entrave à la vie. Dans ses combats il utilisa les deux armes, le sabre long et le court.
« Dans tout combat, déclarait-il, il faut gagner. Le vainqueur est toujours légitimé, quelques soient les moyens qu’il emploie pour parvenir à ses fins. N’oubliez pas que pour remporter la victoire, la qualité technique est insuffisante, si elle ne s’accompagne de la qualité de l’esprit. La puissance morale nécessaire sera acquise en saisissant dans l’instant un monde vide en perpétuel changement. Il n’est d’autres moyens d’arriver à cela que de porter en soi l’expérience de la mort…. »
Cette pensée de Musashi Miyamoto à l’égard du Kendo comporte à elle seule toute une philosophie. Sur le plan pratique, les soixante combats qu’il livra durant sa vie se soldèrent par soixante victoires. Si Miyamoto fut en même temps qu’un samouraï dangereux un peintre de talent, c’est que le même esprit marque au Japon tous les arts. Nous ne pouvons dans le cadre de cet article nous étendre davantage sur cette philosophie du Néant qui donne à ces arts leur caractère particulier. Nous aurons probablement l’occasion d’en entretenir nos lecteurs dans un prochain article sur le Zen japonais. Au début de l’époque de Meiji, en 1868, la caste des samouraïs vit la fin de son règne et celle de son existence. Le port du sabre fut interdit à tous. Une armée moderne, équipée à la française, prit la place des guerriers de l’époque féodale. Le Kendo tomba dans l’oubli.
Il prit un nouvel essor au moment des guerres Sino et Russo-Japonaises. Sous l’influence du militarisme actif de cette époque, il devint un moyen de préparer les esprits à la guerre. En 1878, la Préfecture de police l’enseignait à tous les agents de police et au début du XXème siècle, le Kendo était obligatoire pour tous les élèves des écoles primaires et secondaires. Cette nouvelle popularité connut son plein épanouissement en l’an 2600 de l’ère impériale, c’est-à-dire en l’an de grâce 1940, date de la déclaration de la Guerre du Pacifique qui préludait à l’effondrement du Japon.
Après la défaite, le Kendo, comme le Judo, fut interdit par les forces d’occupation., il ne fut plus pratiqué jusqu’en 1951, année de la signature du Traité de San Francisco. Aujourd’hui, le Kendo a perdu le caractère militariste qu’il avait revêtu avant la Guerre, comme il a perdu la vocation de discipline spirituelle, qu’il avait au XVIIIème siècle; il est devenu un sport comme tous les autres sports.
Nous aimerions toutefois signaler à nos lecteurs qu’il existe encore au Japon, de nos jours, un petit nombre de maîtres qui enseignent le Kendo dans son esprit originel. Nous tenons ici à remercier l’un deux, Maître Omori Sogen, maître de Zen et de Kendo, qui nous a livré les règles fondamentales de l’école Jikishinkage-ryu.